— Le récit du prince Abhaya — Le leader des Jains propose au prince Abhaya de poser au Bouddha une question-piège. Celui-ci échappe au dilemme et explique quel genre de choses il dit et ne dit pas. Ainsi ai-je entendu. En ce temps-là le Seigneur séjournait, près de Râjagaha, au Repas des Écureuils dans le Bois de Bambous. Or le prince Abhaya (fils du roi Bimbisâra du Mâgadha) alla voir Nâtaputta le sans-lien (nigaṇṭha), il le salua en arrivant et s’assit convenablement. Quand le prince fut bien assis, Nâtaputta lui dit : —Toi, prince, va prendre en défaut l’ascète Gotama, ainsi te viendra la glorieuse réputation d’avoir eu le dessus sur l’ascète Gotama qui est si puissant et tellement brillant. —Mais, seigneur, comment pourrai-je prendre en défaut les paroles de cet ascète Gotama qui est si puissant et tellement brillant ? —Va voir, prince, l’ascète Gotama. Quand tu seras auprès de lui, demande-lui : “Seigneur, le Tathâgata (celui qui est parvenu au bout du chemin des Bouddhas) peut-il dire des paroles déplaisantes et désagréables aux autres ?” Si l’ascète Gotama, ainsi questionné, répond : “Prince, le Tathâgata peut dire des paroles déplaisantes et désagréables aux autres”, tu pourras lui rétorquer : “Alors, Seigneur, tu ne diffères pas d’un être ordinaire (puthujjana) car l’être ordinaire lui aussi peut dire des paroles déplaisantes et désagréables aux autres”. Et si, au contraire, l’ascète Gotama, ainsi questionné, répond : “Prince, le Tathâgata ne peut pas dire aux autres des paroles déplaisantes et désagréables”, tu pourras lui répliquer : “Mais, Seigneur, tu as déclaré que Dévadatta (cousin et rival de maître Gotama) était voué à la perdition, que Dévadatta était voué à l’enfer, que Dévadatta y resterait tout un éon (kappa) et qu’il serait inguérissable ; or ces paroles mirent Dévadatta en colère, il en devint furieux”. « Si, prince, tu poses à l’ascète Gotama cette question à deux pointes, il ne pourra pas rejeter le dilemme, il ne sera pas capable de le résoudre. Imagine, prince, qu’un homme ait une mâcre bicorne coincée dans le gosier. Il ne pourrait ni la recracher ni l’avaler. De la même façon, interrogé avec cette question à deux pointes, l’ascète Gotama ne pourra ni rejeter ni résoudre le dilemme. —Bien, seigneur. Le prince Abhaya acquiesça, se leva de son siège, salua Nâtaputta le sans-lien, en fit le tour en le gardant à sa droite (padakkhiṇa, en signe de respect) et se rendit auprès du Seigneur. Il salua le Seigneur en arrivant et s’assit convenablement. Une fois bien assis, le prince Abhaya regarda le soleil et pensa : “Ce n’est pas le moment d’engager un débat, mais je le ferai demain dans ma propre demeure”. Il dit au Seigneur : —Que le Seigneur accepte un repas chez moi demain avec trois autres (le prince n’invite pas le Seigneur seul pour ne pas être taxé d’avarice, ni avec plus de participants car il craint d’éventuels débordements ou disputes, il limite donc à trois le nombre des accompagnateurs). Le Seigneur accepta en gardant le silence. Le prince Abhaya comprit l’acceptation. Il se leva de son siège, salua le Seigneur, en fit le tour en le gardant à sa droite et partit. En fin de nuit, au petit matin, le Seigneur se vêtit, prit son bol et sa robe, se rendit à la demeure du prince Abhaya et s’y assit sur le siège préparé. Le prince Abhaya servit le Seigneur de sa propre main, il lui offrit jusqu’à satiété d’excellentes nourritures et boissons. Puis, quand le Seigneur eut fini de manger et qu’il eut retiré sa main du bol, le prince prit un siège bas et s’assit convenablement. Une fois bien assis, il demanda au Seigneur : —Seigneur, le Tathâgata peut-il dire aux autres des paroles déplaisantes et désagréables ? —Prince, il n’y a pas ici de réponse par oui ou par non. —À ce stade, Seigneur, les sans-lien sont défaits. —Pourquoi dis-tu, prince, que les sans-lien sont vaincus sur ce point ? —Seigneur, je suis allé voir Nâtaputta le sans-lien, je l’ai salué en arrivant… (le prince relate mot pour mot son entrevue avec Nâtaputta) À ce moment, le prince Abhaya tenait un petit bébé innocent couché sur ses genoux. Le Seigneur lui demanda : —Que penses-tu de ceci, prince ? Si par ta négligence ou par celle de la nourrice, ce bébé mettait dans sa bouche un morceau de bois ou un caillou, que ferais-tu ? —Je le retirerais, Seigneur. Et si je ne réussissais pas à le retirer du premier coup, je tiendrais la tête du bébé de la main gauche et de la droite, avec l’index recourbé, je retirerais l’objet, même s’il doit pour cela y avoir du sang. Pourquoi donc ? Parce que j’ai de la compassion pour ce bébé. —De la même façon, prince, quand le Tathâgata sait qu’une parole n’est pas vraie, pas exacte, pas profitable, pas plaisante ni agréable aux autres, le Tathâgata ne la dit pas. Quand le Tathâgata sait qu’une parole est vraie, exacte mais qu’elle n’est pas profitable, pas plaisante ni agréable aux autres, le Tathâgata ne la dit pas. Quand le Tathâgata sait qu’une parole est vraie, exacte et profitable, mais qu’elle n’est pas plaisante ni agréable aux autres, le Tathâgata connaît le bon moment pour la dire. Quand le Tathâgata sait qu’une parole est fausse, inexacte et non profitable, mais qu’elle est plaisante et agréable aux autres, le Tathâgata ne la dit pas. Quand le Tathâgata sait qu’une parole est vraie, exacte mais pas profitable, et qu’elle est plaisante et agréable aux autres, le Tathâgata ne la dit pas. Quand le Tathâgata sait qu’une parole est vraie, exacte, profitable, plaisante et agréable aux autres, le Tathâgata connaît le bon moment pour la dire. Pourquoi cela ? Parce que le Tathâgata a de la compassion pour les êtres. » —Il y a, Seigneur, des nobles savants (paṇḍita), des brahmanes savants, des maîtres de maison savants ou des ascètes (samaṇa) savants qui préparent une question, approchent le Seigneur et la lui posent. Le Seigneur y a-t-il réfléchi auparavant en détail : “Ceux qui m’approcheront m’interrogeront ainsi et je répondrai comme cela à leur question” ? Ou bien la réponse vient-elle spontanément au Tathâgata ? —Sur ce point, prince, je vais te poser une question et tu pourras répondre ce que tu veux. Que penses-tu de ceci, prince : es-tu expert en charronnerie ? —Oui, Seigneur, je connais bien les éléments qui composent les chars. —Que penses-tu de ceci, prince : si l’on venait te demander quel nom a telle pièce de char, devrais-tu réfléchir auparavant : “Ceux qui m’approcheront m’interrogeront ainsi et je répondrai comme cela à leur question” ? Ou bien la réponse te viendrait-elle spontanément ? —Comme je suis un homme de chars, Seigneur, que j’en suis familier et expert, toutes les parties des chars me sont bien connues, et leur nom m’apparaît naturellement. —De la même façon, prince, des nobles savants, des brahmanes savants, des maîtres de maison savants ou des ascètes savants préparent une question, approchent le Tathâgata et la lui posent. La réponse vient spontanément au Tathâgata. Pourquoi cela ? Parce que le Tathâgata pénètre parfaitement le champ des connaissables. Grâce à cette pénétration, la réponse se présente spontanément. Ainsi parla-t-il, et le prince Abhaya s’écria : —C’est merveilleux, honorable Gotama ! C’est merveilleux, honorable Gotama ! C’est comme si l’honorable Gotama avait redressé ce qui penchait, avait révélé ce qui était caché, avait montré le chemin à l’égaré, et avait apporté une lampe dans l’obscurité pour que ceux qui ont des yeux voient ! C’est ainsi de plusieurs façons que l’honorable Gotama a exposé l’enseignement. Je cherche refuge auprès de l’honorable Gotama, du Dhamma et du Sangha monastique. Que l’honorable Gotama me considère dès à présent comme un fidèle qui gardera le refuge aussi longtemps qu’il lui restera un souffle de vie. ———oOo——— Publié comme un don du Dhamma, pour être distribué librement, à des fins non lucratives. ©2015 Christian Maës. Toute réutilisation de ce contenu doit citer ses sources originales. |